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CAMPAGNES SOLIDAIRES
04.02.2015

Lutter pour une autre société

Alain Gayadine est mort le 31 décembre, 61 ans. Sa parole et son action ont marqué tous ceux qui l'ont rencontré. Louis Théodore, cofondateur de l’Union des paysans pauvres de la Guadeloupe (UPG), nous rappelle son parcours.

En 1971, Alain Gayadine a 18 ans, habite à Lamentin ; il est encore lycéen. Cette année-là est déclenchée la première grande grève des ouvriers agricoles et des « paysans-pauvres », à partir de deux communes du Nord-Basse-Terre, Sainte-Rose et le Lamentin. C'est la naissance d'un syndicat de type nouveau : l'Union des travailleurs agricoles (UTA*), regroupant à la fois des ouvriers agricoles et des petits planteurs, essentiellement colons partiaires (1). Le lycéen est lui-même issu d'une famille nombreuse de travailleurs agricoles. Le frère ainé, Lucien, instituteur, est déjà fortement engagé. Dans la famille vivent des valeurs liées au travail manuel et à l'éducation scolaire, qui dirigent la plupart des enfants vers l'enseignement ou des parcours universitaires sans renier le travail de la terre.

Alain, lui, à l'âge des grands choix pour l'avenir, est profondément marqué par ces événements qui bouleversent la vie de la région. Ils changent le regard des plus pauvres sur eux-mêmes, des leaders ouvriers et paysans surgissent, suscitant la fierté de tous à l'égard de la langue créole et d'un certain mode de vie solidaire. On assiste aussi à une vraie liaison entre des catégories que la culture coloniale tendait à séparer : ceux que la bourgeoisie assimilée qualifiait encore de « nèg-bitasyon » (2) et les intellectuels (dont beaucoup d'étudiants), qui n'étaient pas censés se « rabaisser » vers leurs propres origines. Car, il y a 40 ans, parmi les jeunes générations de la petite-bourgeoisie, nombreux étaient ceux dont l'origine parentale directe était ouvrière et paysanne. Ils n'avaient pas vécu la misère et l'exploitation de si loin.

L'université des luttes

Après le baccalauréat, le jeune Gayadine ne s'en va pas du Lamentin ni de la Guadeloupe, comme beaucoup d'entre l'ont fait pour poursuivre les études. Il suit sa vocation. Il s'engage dans le militantisme en milieu agricole comme on choisit un parcours professionnel. Double fidélité avec les valeurs familiales qui lui dictent de ne pas délaisser le travail de la terre, mais aussi de ne pas s'épargner l'effort intellectuel d'augmenter ses connaissances. Sans cesser d'être sur le terrain, il étudie la société : le rôle des travailleurs et producteurs agricoles, les mécanismes de l'économie coloniale, pour mieux leur opposer les voies d'une économie nouvelle au service des Guadeloupéens. Singulièrement ceux sans qui la Guadeloupe ne serait pas Guadeloupe : les paysans, faiseurs de pays autant que de paysage, conservatoire de valeurs culturelles de résistance et de créativité. Alain Gayadine a tout appris des luttes menées dans nos campagnes. Oui, je peux affirmer que pour lui, l'ensemble de ces luttes, sur tous les fronts, furent sa seule université. Il leur a tout donné, elles lui ont tout donné en retour.

Quand fut créée l'UPG (Union des paysans-pauvres de la Guadeloupe), en 1972, pour différencier au sein de l'UTA* les revendications ouvrières sur les salaires et celle des petits planteurs sur le prix de la tonne de canne, on trouva Alain avec les paysans. Ses connaissances scolaires, qu'il n'avait pas perdues, lui furent très utiles lorsqu'il participa au groupe de techniciens sollicité par l'UPG à la suite de la grande grève de 1975, pour changer la formule de calcul pour le paiement de la canne à la richesse à l'avantage des planteurs et l'imposer aux usiniers.

Ensuite, quand il s'est agit de mettre en mouvement les paysans du Nord-Basse-Terre pour occuper les terres agricoles et enrayer leur dilapidation par les propriétaires fonciers, Alain Gayadine fut en première ligne et s'installa dès lors comme exploitant agricole. Une autre étape s'ouvrait, dans la logique de l'appropriation de la terre par ceux qui la travaillent : construire à travers la diversification une nouvelle agriculture paysanne, pour préparer les conditions idéologiques et matérielles de la souveraineté alimentaire des Guadeloupéens. Vaste chantier d'études, d'expérimentation et d'élaboration théorique. Alain se distingua à la fois par une forte présence sur le terrain, une grande appétence pour l'étude et une grande disponibilité pour les autres. Par exemple, et ce n'est pas anodin, il n'hésitait pas à faire le «baby-sitter » au service de certains camarades pour leur permettre de mieux gérer activités professionnelles (non-agricoles) et responsabilités politiques de tout instant. Nos enfants ne l'oublieront jamais.

Respect de tous

Les années 80 voient Alain avancer dans la maturité et accéder à des postes de responsabilité. Il est un des artisans de l'organisation de coopératives, par exemple l'UDECAG (Union Développement Cannier Agricole Guadeloupe) dont il devient président. Au début de ces années-là, il participe à la transformation de l'UPG en Union des producteurs agricoles de Guadeloupe et en devient le secrétaire général. Tout en restant extrêmement modeste, il a fallu beaucoup de courage et d'intelligence à cet homme, instruit par la lutte et son propre effort de recherche, pour affronter l'arrogance de tous les technocrates qui se sont succédé dans les instances officielles chargées du secteur agricole. Il a forcé le respect de tous, des politiques, des experts institutionnels et de ses mandants producteurs. Sa propre expertise a franchi les frontières du seul monde paysan de Guadeloupe pour contribuer à sceller un partenariat étroit avec la Confédération paysanne en France.

Alain Gayadine, c'est un destin sur lequel les Guadeloupéens, singulièrement la jeunesse, devrait méditer. Il ne faut pas se fier aux hommages posthumes rendus par la classe politique. Cet homme a existé et s'est fait un nom bien malgré l'establishment politico-économique. Comme continuent d'exister d'autres combattants : ceux qui doivent affronter cette Guadeloupe du passé, agenouillée, sourde à tout ce qui n'est pas profit immédiat et titres d'apparat ou strapontins autour du pouvoir colonial, mais encore tenace. Cette Guadeloupe obsolète et pourtant fière de l'être, capable de désespérer Guadeloupe et d'user la santé des plus coriaces qui ont tant ouvert généreusement les mains. Cette Guadeloupe des élites assimilationnistes autant prompte à respecter les patriotes morts qu'à les mépriser vivants.

Alain retournera à sa terre, celle qu'il a tant aimée et qui le lui a rendu. Cette terre qui le gardera profondément, comme ces racines qui jamais ne pourrissent et reviennent à la vie en pousses nouvelles. Comme il le disait lui-même en 2009 (3) : « Aujourd'hui nous luttons kont la pwofitasyon... Mais ce que je souhaite, ce que L'UPG souhaite, c'est que nous dépassions la phase de la lutte kont pwofitasyon. Parce que nous ne passerons pas notre vie à lutter kont la pwofitasyon. Il nous faudra aussi lutter, un jour, pour une autre chose, pour une autre société. Il nous faudra lutter pour transformer notre société ; il nous faudra lutter pour transformer les rapports sociaux, pour transformer les rapports de production. Il y a un mot savant qui sert à désigner et englober tout cela, c'est le mot révolution... Et dans ce débat, il y a un petit homme qui a affirmé qu'il fallait travailler plus pour gagner plus. Mais dans cette autre société, il nous faudra apprendre à vivre mieux, mais avec moins... ».

Alain Gayadine est mort en regardant demain.

Louis Théodore

 

(1) Cultivateur qui remet au propriétaire une partie convenue des récoltes et des autres produits de sa ferme.
(2) Péquenot, cul-terreux, expression très péjorative en créole
(3) Discours prononcé en 2009 lors du mouvement de grève générale de Guadeloupe. Le Liyannaj Kont Pwofitasyon, ou abrégé en LKP (« Collectif contre l'exploitation outrancière », en français), est le collectif regroupant une cinquantaine d'organisations syndicales, associatives, politiques et culturelles de la Guadeloupe à l'origine de la grève générale de 2009 qui a touché l'île entre le 20 janvier et le 4 mars.

 

Alain, un ami

Alain : un homme engagé d'exception ; il a fait partie de ceux qui ont arrimé le syndicalisme agricole des départements d'outremer à la Confédération paysanne ; il a construit sa vie autour de ses engagements et a forgé son identité politique dans l'adversité que lui ont réservée les responsables du syndicalisme majoritaire et les élus politiques qu'il côtoyait.
Membre du comité national, producteur d'ananas, d'ignames et de canne à sucre dont il est devenu un des spécialistes, membre du Firs ( Fonds interprofessionnel du sucre), grand défenseur et promulgateur de l'agriculture paysanne dans les territoires ultramarins et membre écouté de l'Odeadom (Office de développement de l'agriculture d'outremer), il a été un militant de toutes les minutes.  Mais avons-nous toujours conscience de l'énergie et de l'implication nécessaires aux militants des DOM pour participer à la construction de la Conf' ? Et pouvons nous affirmer que nous valorisons pleinement leur engagement ?
Alain, un homme libre dans sa pensée : il était un infatigable pelleteur d'idées, toujours à évaluer les situations à l'aune de sa pensée personnelle ; il avait une appréciation remarquable de l'histoire de l'esclavage et des implications qu'elle a aujourd'hui encore à la Guadeloupe. Simultanément, il a toujours su transcender sa réflexion au delà de la Guadeloupe, au delà des DOM et porter une pensée politique de l'agriculture et de la société.
Alain, un homme simple, disponible, éminemment gentil, lucide et courageux.
Alain, un ami.

André Aubineau, Jean-Jacques Bailly, André Bouchut, Sylvie François, Régis Hochart, Yves Mouillet
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